Nouveaux médias : le virage forcé des acteurs traditionnels
Face à la montée en puissance des créateurs de contenus et à l’hégémonie des plateformes internationales, les médias traditionnels marocains se retrouvent à un tournant. Radio, presse écrite, télévision : tous doivent repenser leurs modèles pour ne pas disparaître.
Une question de survie
« Est-ce que la radio est encore un média traditionnel ? » interroge Younes Boumehdi, fondateur de Hit Radio, dans une réflexion qui dépasse la simple terminologie. Dans un contexte où les annonceurs se tournent de plus en plus vers les GAFAM et les influenceurs, la radio marocaine perd du terrain, passant de 500 à 250 millions de dirhams de recettes publicitaires entre 2019 et 2024. Pourtant, l’audience est toujours là. Pour Younes Boumehdi, « l’enjeu est d’être partout » : sur le web, sur les réseaux, sur la FM et demain en DAB.
La stratégie du groupe qu’il dirige est claire : se rendre accessible, multiplatfome et proactif. Mais il déplore un cadre réglementaire figé : « Nous n’avons pas de baisse d’audience, mais on est bridés. Il y a de la place pour plus de radios, mais aucune nouvelle licence n’est accordée. »
Le podcast comme espace de liberté
Chez Le Matin, la réflexion a pris un autre chemin avec la création de la « Gen Factory », une cellule autonome dédiée au contenu de marque. « On produit en toute transparence, avec un logo clair : Le Matin Partenaire », explique Landry de Benoit, qui pilote cette initiative. Capsules vidéo, émissions dynamiques, formats courts… tout est pensé pour être agile et économique.
Avec un budget initial de moins de 100 000 dirhams, la Factory répond à une logique d’agilité et d’efficacité. « On tourne avec des iPhones, on travaille avec des jeunes talents, et on prévoit d’accélérer dès septembre », confie Landry. Un modèle hybride où la rédaction reste indépendante, mais collabore avec les créateurs de contenu.
Régulation : un retard à combler
C’est là tout l’enjeu : comment faire coexister journalisme professionnel et création indépendante dans un paysage médiatique en mutation ? Meriem Oudghiri, directrice à L’Économiste, appelle à une régulation équitable : « Aujourd’hui, tout le monde peut se dire journaliste. Il est temps de poser des bases claires. »
Elle souligne aussi l’urgence de former : « Nous avons besoin de journalistes capables d’utiliser l’IA intelligemment. » L’Économiste a d’ailleurs été pionnier dans la numérisation avec un CD-ROM dès 1986, une stratégie de transformation continue aujourd’hui sur le web, la vidéo et les podcasts.
Intelligence artificielle et souveraineté
Pour Ouadih Dada, passé de la présentation à la production de contenus, le tournant est technologique : « Il y a ceux qui nient l’existence des IA, ceux qui s’y opposent, et ceux qui surfent sur la vague. » Dans un paysage où l’on peut aujourd’hui créer une chaîne pour 10 000 fois moins que le budget d’une télé traditionnelle, il affirme qu’« on peut être à soi seul une média house ».
Pour Younes Boumehdi, il s’agit même de souveraineté médiatique : « Les GAFAM captent 90% des revenus digitaux au Maroc. La solution, c’est de produire du contenu marocain, avec ou sans IA. » Hit Radio teste d’ailleurs un animateur IA, prêt à prendre l’antenne.
Une vision collective
Les chiffres sont clairs : en 2024, 90 % des vues mondiales sont générées par les créateurs de contenus. La publicité suit cette dynamique, dépassant les médias historiques. Mais les acteurs marocains refusent la fatalité. « Le contenu local est un enjeu de civilisation » affirme Younes Boumehdi.
Tous s’accordent sur un point : il faut libérer les énergies tout en renforçant la formation, en instaurant une régulation adaptée et en donnant un cadre clair pour que journalistes, podcasteurs, influenceurs et producteurs puissent coexister.
L’urgence d’agir
L’appel est lancé : il faut repenser l’écosystème. Pas pour freiner, mais pour accompagner. Pour éduquer. Et surtout, pour garantir que les histoires du Maroc soient racontées par des Marocains, sur des médias marocains. Car au fond, la vraie question n’est plus de savoir s’il reste une place pour les médias traditionnels. Mais plutôt : quelle place voulons-nous leur donner ?